Comment relancer le commerce du luxe quand les touristes asiatiques, confinés à l'intérieur de leurs frontières, ne viennent plus faire la queue devant le magasin Louis Vuitton des Champs-Elysées ? Comment se passer durablement des boutiques d'aéroports en duty free qui représentent habituellement 6 % des ventes mondiale du secteur ? Combien de points de vente survivront, combien seront fermés et avec quel impact sur les ateliers et les usines ? Autant d'interrogations existentielles pour ces fleurons de l'économie française face à la crise du Covid-19, qui pèse lourdement sur leurs résultats.
"Le premier semestre 2020 restera sans aucun doute la période la plus complexe à laquelle nous ayons été confrontés", a reconnu François-Henri Pinault, le PDG du groupe Kering, en commentant ses résultats le 28 juillet. Malgré un chiffre d'affaires en retrait de 29,6 % par rapport aux six premiers mois de 2019, à 5,4 milliards d'euros, la maison mère de Gucci, Balenciaga, Saint Laurent ou encore Bottega Veneta a réussi à tirer son épingle du jeu avec une marge opérationnelle de 17,7 % (contre 29,5 % un an plus tôt). Largement dus à la résilience de sa marque phare Gucci, ces chiffres ont aussitôt été salués par les marchés financiers, avec une hausse de 4 % du cours de Kering.
Pour les autres géants du luxe cotés en Bourse, c'est la déconvenue : l'action Hermès International a cédé 2,8 % après la publication de résultats "fortement impactés par la fermeture des magasins au deuxième trimestre", selon son gérant Axel Dumas : le bénéfice semestriel s'établit à 335 millions d'euros, contre 754 millions un an plus tôt. Même l'action LVMH, le numéro un mondial, perdait 4 % après l'annonce de ventes en recul de 27 %, à 18,4 milliards d'euros, et d'un résultat opérationnel de 5,3 milliards en deçà des attentes, en chute de 68 %. Simple péripétie ou début de scénario noir et durable ?
Déflagration inédite
"Si cette crise dure deux mois, ce ne sera pas terrible, si ça doit durer deux ans, c'est une autre histoire", avertissait Bernard Arnault dès le 28 janvier, lors de la présentation de ses résultats annuels de 2019, répondant à un analyste financier inquiet de l'impact de l'épidémie de coronavirus. Cette dernière ne touchait alors (croyait-on) que la Chine, dont les ressortissants représentent 35 % de la clientèle mondiale du luxe. Entre-temps, l'épidémie est devenue pandémie.
"C'est une déflagration jamais vue dans l'industrie du luxe, souligne Joëlle de Montgolfier, experte luxe, distribution et grande consommation au bureau parisien de Bain & Company. Après la crise de 2009, on avait considéré que les baisses de 7 % à 8 % des ventes du secteur au niveau mondial étaient un coup de tonnerre. Aujourd'hui, on est confronté à une chute qui peut atteindre 30 % à 35 %." Dans une étude parue début mai, Bain & Company envisageait deux scénarios pour les mois à venir (voir graphique page 36). Dans le premier cas, le marché se redresse rapidement pour retrouver dès 2022 son niveau de 2019, qui était exceptionnel. Une hypothèse accréditée par le spectaculaire rebond du marché chinois post-Covid. Dans le second scénario, la crise se prolonge et il faut attendre 2023 pour effacer les pertes dues au confinement. Ces données, les états-majors les ont d'ores et déjà intégrées. "Nous nous attendons à ce que l'environnement extérieur continue à peser négativement sur le secteur du luxe au cours des dix-huit à vingt-quatre prochains mois", indiquait à l'agence Reuters Philippe Blondiaux, le directeur financier de Chanel. LVMH, de son côté, a décidé de ne pas remettre en cause le rachat du joaillier américain Tiffany pour 14,7 milliards d'euros, annoncé en novembre 2019, après avoir examiné en détail les conséquences de la crise lors d'un conseil d'administration convoqué le 2 juin par Bernard Arnault. "Après onze ans de croissance, le luxe a les moyens de sa survie, bien plus que l'hôtellerie ou le tourisme", rappelle Joëlle de Montgolfier.
Réactivité au monde d’après
Pour Bain & Company, la rapidité de la reprise dépendra d'un certain nombre de facteurs dont les acteurs du luxe n'ont pas la maîtrise, comme les tendances de l'économie, la confiance des consommateurs ou le retour des touristes. Mais elle dépendra aussi "de la capacité des marques de luxe à mettre en place des actions pour anticiper les besoins des clients et les satisfaire", c'est-à-dire de leur réactivité aux exigences d'un "monde d'après". "Il faut s'attendre à un redimensionnement des réseaux de boutiques, estime Joëlle de Montgolfier. Beaucoup vont être fermées, surtout celles qui étaient exposées à un flux touristique. Parallèlement, on assistera à une accélération des ventes en ligne, qui devraient devenir le premier canal de distribution du luxe."
Comment faire face à de tels enjeux ? "La crise du Covid est arrivée comme un accélérateur de ce qui allait se passer dans les cinq ans à venir", résume Clarisse Reille, directrice générale de DEFI-La mode de France, le comité de développement et de promotion de l'habillement. Commandée à Kea Partners, une étude sur les nouveaux modèles économiques de la mode, reposant sur l'analyse de plus de 300 entreprises, a été présentée à ses adhérents le 30 juin. "Son objectif était de pouvoir livrer une compréhension fine des modèles gagnants, a expliqué Céline Choain, senior partner du cabinet de conseil. Le véritable enseignement est qu'il n'y a aucune fatalité." A condition de se mettre au diapason des mutations en cours : intégration des préoccupations environnementales et sociales, hybridation des modèles (local/international, digital/physique), raccourcissement des délais et flexibilité, exploitation des data… Dans l'étude, une vingtaine de modèles "gagnants" sont détaillés parmi lesquels chaque entreprise du secteur doit pouvoir puiser pour "reprendre son destin en main" au moment où l'on a "le sentiment que la machine s'emballe".
Fashion Weeks en danger
Autre problématique posée par la crise : comment maintenir la magic touch du luxe et par la même occasion la primauté de la capitale française sur la carte du monde quand il n'y a plus de défilés sur les podiums ? "Paris a gagné une position qu'on ne va pas lâcher, plaide Sidney Toledano, le directeur général de LVMH Fashion Group. La haute couture est née à Paris et fait vivre de nombreux artisans et ateliers. En outre, les grands groupes ont besoin des collections." Très vite, la profession a mesuré le danger collectif d'un confinement gelant pour une durée indéterminée les Fashion Weeks, ces événements qui électrisent plusieurs fois par an une petite poignée d'acheteurs, de journalistes et de fashionistas. Autant de rituels qui entretiennent le glamour des marques (et le caractère exceptionnel de leurs marges).
Le vent du boulet n’est pas passé loin. Quand, fin avril, Saint Laurent annonce son retrait du calendrier officiel de la semaine de la mode parisienne, c’est un séisme. "Conscient de la conjoncture actuelle et des changements radicaux qu’elle induit, Saint Laurent prend la décision de repenser son approche au temps et d’instaurer son propre calendrier", explique la marque fondée en 1961 par Yves Saint Laurent. Son créateur actuel, Anthony Vaccarello, voudrait arrêter l’accélération du rythme des défilés et la course à la nouveauté. Une préoccupation dont Alessandro Michele, le directeur artistique de Gucci, se fait l’écho à Milan.
Providence numérique
La crise du coronavirus a révélé des tensions qui existaient avant qu’elle survienne. Il en va de cette polémique comme de la concurrence d’autres métropoles comme Shanghai, New York, Londres ou même Copenhague, dont les organisateurs ne seraient pas fâchés de voir Paris perdre un peu de son aura. "Sans oublier les géants du e-commerce, Amazon et Alibaba, qui essayent aussi de se placer", souligne Clarisse Reille. Mais comment organiser la riposte pour préserver ce précieux capital ? Comme les marques, la profession elle-même a dû accélérer sa digitalisation.
"Après l’annulation de la Fashion Week haute couture et de celle de la mode hommes en raison de la situation sanitaire, nous avons souhaité mettre en place un système alternatif", indique Pascal Morand, président exécutif de la Fédération de la haute couture et de la mode (FHCM) et professeur à l’ESCP Europe. En quelques semaines, l’organisation parisienne a donc bâti, en partenariat avec Launchmetrics, un outil qui permet d’organiser les défilés, mais aussi des concerts, des conférences, ou un showroom numérique, avec un espace réservé aux professionnels et un autre accessible au grand public. "Un véritable média", assure Pascal Morand, largement relayé sur YouTube, Instagram, Facebook ou Canal +, avec lequel la FHCM a signé pour créer une chaîne événementielle. De quoi convaincre au moins un récalcitrant : Valentino, qui avait initialement déclaré forfait pour la Fashion Week digitale de Paris, a fini par revenir au bercail.
Pas question de "chercher à transposer le monde réel dans le monde digital", souligne Pascal Morand, qui a préféré privilégier "la création, dans toute sa dimension esthétique". Chaque maison participante – trente-trois au total, quasiment le même nombre que dans le calendrier classique – a pu proposer une vidéo entièrement libre sous forme d’un show virtuel, d’un film ou encore une expérience musicale. Maria Grazia Chiuri, la directrice artistique de Dior, a ainsi imaginé un film surréaliste où des nymphes découvrent des robes haute couture miniatures amenées dans la forêt par deux portiers d’hôtel en livrée !
"Calendrier maintenu"
Plus prosaïquement, il a fallu décaler les dates d’une quinzaine de jours pour que les collections soient prêtes, le tissu utilisé pour les collections venant à 80 % d’Italie où les ateliers de production avaient été fermés pendant toute la durée du confinement. A la haute couture, dont les collections automne-hiver 2020-2021 ont été présentées du 6 au 9 juillet, ont succédé les shows virtuels de la mode masculine printemps-été 2021, du 9 au 13 juillet. Ainsi, explique le président exécutif de la FHCM, "le principe d’un calendrier officiel a pu être maintenu".
A l’automne, les collections femmes printemps-été 2021 marqueront-elles le retour à la normale ? "Nous avons annoncé que la Fashion Week aura lieu, rappelle Sidney Toledano. Je pense qu’on aura des mannequins, peut-être avec du public." Rendez-vous est donc pris, en principe, à Paris, du 28 septembre au 6 octobre, pour des défilés comme dans le "monde d’avant". La directrice artistique de Chanel, Virginie Viard, espère pouvoir présenter ses créations au Grand Palais, avant une longue fermeture pour travaux. Karl Lagerfeld, dont elle a été le bras droit avant de lui succéder, y avait installé des décors restés iconiques : une navette spatiale, un paquebot, les jardins de l’abbaye où vécut Coco Chanel ou encore une réplique des gorges du Verdon. La légende des défilés.
Le Mythe Dior. Faute de défilé, la collection haute couture automne-hiver 2020-2021 de Maria Grazia Chiuri a été dévoilée dans un film réalisé par le cinéaste italien Matteo Garrone. (Capture/Matteo Garrone pour Christian Dior)
August 30, 2020 at 03:00PM
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Chanel, Dior, Saint-Laurent... Le luxe français poussé à réécrire sa légende - Challenges
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